La Typographie Numérique Hyperréaliste
Quand le design graphique retrouve du relief. Face à une société saturée par le digital, la typographie se réinvente en intégrant des textures réalistes. Entre pixels et matière, découvrez comment elle traduit une quête d’authenticité et d’expériences plus sensorielles.
Duflot Églantine
5/8/20249 min read


En quoi la rematérialisation de la typographie reflète-t-elle la réponse d’une société saturée par le digital et en quête d’authenticité ?
Comment le design graphique reflète-t-il la quête d’équilibre entre immersion numérique et retour à des expériences plus sensorielles et authentiques ?
Dans une société dominée par le numérique, où les écrans structurent la majorité des interactions, une tendance semble émerger : celle d’un retour aux expériences tangibles et à une recherche d’authenticité. La crise du Covid-19 a marqué un tournant en révélant les limites du virtuel et en valorisant des pratiques artisanales et concrètes. Ce besoin de renouer avec le réel se manifeste également dans les domaines créatifs, notamment dans le design graphique.
La typographie numérique hyperréaliste s’inscrit dans cette dynamique en intégrant des textures réalistes qui nous rappellent le monde physique. Ce phénomène témoigne d’une hybridation entre innovation technologique et matérialité, répondant à une quête de tangibilité dans un univers de plus en plus dématérialisé.
Il convient donc de s’interroger : en quoi la rematérialisation de la typographie reflète-t-elle une réponse à une société saturée par le digital et en quête d’authenticité ?
1. Le contexte sociétal : saturation numérique et quête d’authenticité
La saturation numérique, accentuée par la crise du Covid-19, a bouleversé les habitudes sociales, marquant un tournant pour la Génération Z. Autrefois centrée sur les écrans, cette génération a rapidement ressenti les limites du digital. « Avant la crise sanitaire, plus de 53 % des jeunes de cette génération préféraient des activités en intérieur comme le visionnage d’une série ou un jeu vidéo »1, souligne Nina Rolin, planneuse stratégique. Pourtant, le confinement a provoqué un isolement inattendu. Elisabeth Soulié, anthropologue, observe que cette expérience « leur a fait prendre conscience de la nécessité de sociabiliser in real life »1 et de se tourner vers des activités tangibles.
Face à ce rejet progressif du virtuel, les activités artisanales ont émergé comme des alternatives apaisantes. Ces activités manuelles permettent également de « s’échapper à l’insignifiance du monde virtuel »1, explique Nina Rolin. Durant le confinement, « cette génération a choisi d’apprendre une nouvelle compétence, de l’utiliser pour réparer, apprendre ou bâtir quelque chose »1, poursuit-elle. La poterie, illustrée par les 5,8 milliards de vues du hashtag #ceramics sur TikTok, et le jardinage, avec 107 millions de vues pour #jardinage, reflètent ce retour au concret. Comme l’explique Laure Coromines : « Ces actions sont autant de réactions de rejet du monde virtuel où le relationnel est déguisé en proposition commerciale. »1
Cette tendance trouve également un écho dans un contexte économique et écologique. Avec l’inflation, le DIY (Do It Yourself) est perçu comme une solution économique : « Cela revient souvent beaucoup moins cher que lorsqu’on passe par des intermédiaires de l’économie classique »2, note la sociologue Isabelle Berrebi-Hoffmann. Par ailleurs, l’upcycling et la réparation, promus par les FabLabs et le mouvement maker, répondent aux enjeux environnementaux en donnant une seconde vie aux objets..
2 FabLabs : Le retour au tangible par le numérique
Ces espaces collaboratifs comme les FabLabs ne se limitent pas à la réparation ou à la fabrication d’objets ; ils intègrent également des technologies modernes pour réinterpréter des savoir-faire traditionnels. On constate ainsi une augmentation marquée des activités artisanales, portée par une volonté de réappropriation du processus de production, comme le souligne la sociologue Isabelle Berrebi-Hoffmann dans le mouvement maker : « On revendique une liberté d’accès à l’objet. On cherche à se réapproprier le processus de production à la pièce ».2
Les Fab-lab permettent la revalorisation des techniques artisanales adaptées à l’ère numérique, telles que la gravure sur bois réalisée avec des machines de découpe laser, l’impression 3D, ou encore la sérigraphie. Camille Bosqué, dans son ouvrage sur les FabLabs,3 met en lumière leur capacité à créer des lieux où la fabrication numérique redevient une expérience tangible, remettant au centre le travail manuel enrichi par des technologies numériques. Ces espaces invitent les utilisateurs à se réapproprier le processus de production et à transformer leurs idées en réalités concrètes. Dans le domaine du graphisme, on retrouve ce retour au geste manuel, par exemple il y a les -scribbles- ces petits griffonnages spontanés, qui, dans les tendances graphiques de 2024 insufflent une touche d’authenticité et de « fait main » aux créations graphiques.
Ces pratiques incarnent une hybridation entre innovation technologique et retour aux sources, inscrivant pleinement le graphisme dans cette quête contemporaine de tangibilité. C’est dans la continuité de cette idée que Justin Hamra, directeur artistique chez VistaPrint explique : « De nombreux designers semblent revenir aux fondamentaux. Ils expérimentent avec les graphismes et la typographie à partir d’éléments humains et naturels. »4 C’est dans cette dynamique que s’inscrit une autre grande tendance graphique de ces dernières années : la typographie numérique hyperréaliste.
2. VERS UNE QUÊTE D’AUTHENTICITÉ
2.1
La typographie numérique hyperréaliste produit des images d’un ou plusieurs caractères typographiques auxquels sont appliqués des effets visuels réalistes.
Ces typographies, bien qu’entièrement numériques, donnent l’illusion d’un volume physique faisant écho au monde haptique en représentant des matières réalistes telles que des poils, des roches ou des liquides.
Elles appartiennent au mouvement de l’Hyperréalisme, apparu dans les années 1960 aux Etats-Unis, « l’hyperréalisme caractérise des artistes {...} développant une approche illusionniste du sujet »5 explique l'auteure Claire Maingnon. En regardant ces lettres on croit voir un objet concret, tant les effets visuels reproduisent à l’identique les matériaux.
Les typographies numériques hyperréalistes allient ainsi :
La typographie à l’origine technique d’impression et vecteur visuel de sens.
L’écriture comme système de signes reliant signifiant (forme visuelle) et signifié (le sens, l’idée véhiculée).
Cette relation étroite peut être expliquée par le fait que « l’écriture est née de l’image »6 comme le souligne l’auteure Anne-Marie Christin. Ces lettres dépassent ainsi leur rôle d’écriture pour devenir des objets immersifs, à la croisée de l’art et du design. La typographie, à l’origine technique d’impression et outil de communication, devient ici un système visuel immersif, transformant les lettres en objets porteurs de sens et d’émotion, au-delà de leur fonction première d’écriture.
2.1
L’affiche « Pass the Heinz »7 réalisée par le graphiste Anto Burmistrov en 2024, illustre parfaitement la relation étroite entre texte et image dans la typographie contemporaine. Sur un fond rose épuré, l’inscription en diagonale « Pass the Heinz » semble avoir été tracée directement à partir d’un filet de ketchup, mais il s’agit en réalité d’une texture hyperréaliste minutieusement créée en image numérique, et non d’une photographie. Cette précision visuelle crée une fusion frappante entre le texte et l’image.
Ce qui rend cet exemple particulièrement impactant est l’union étroite entre le signifiant—la forme visuelle hyperréaliste du ketchup, avec sa texture et sa viscosité—et le signifié, c’est-à-dire l’idée qu’elle véhicule : le produit Heinz, ses qualités sensorielles et sa place dans l’imaginaire collectif. Cette association texturée réinvente la communication visuelle en confondant forme et message. Une telle approche, mêlant typographie et images, n’est pas nouvelle. En 1962, Hervé Morvan, figure emblématique de la réclame, a conçu une affiche publicitaire8 innovante en appliquant ce principe : il a remplacé le fût de chaque lettre du mot Évian par les célèbres bouteilles de la marque, fusionnant ainsi texte et visuel de manière saisissante. Les lettres numériques hyperréalistes se distinguent ainsi par leur degré élevé d’iconicité : elles évoquent directement des objets réels, comme la bouteille d’Évian dans l’œuvre d’Hervé Morvan ou le ketchup Heinz dans celle d’Anto Burmistrov. Cependant, cette iconicité, combinée à la complexité de leurs textures, peut nuire à leur lisibilité. Pour pallier cette limitation, certains designers ont choisi de se concentrer sur un seul caractère typographique. Ce choix permet de porter l’attention sur la forme de la lettre tout en accentuant la richesse et les détails de ses textures hyperréalistes. Cette démarche est encouragée par des initiatives telles que le 36 Days of Type, où les participants de ce challenge explorent chaque jour un caractère différent. Ces caractères numériques hyperréalistes devenus indépendants, peuvent aussi rappeler par leur richesse de détails et leur matérialité visuelle, les lettrines ornementales du 12e et 13e siècles. Ces —lettrines digitales— qualifiées de « porteuses d’imaginaire »9 par la BnF, racontent des histoires, là où les lettres numériques, grâce à leur texture réaliste, évoquent des sensations.
C’est ce qu’explique le graphiste David Gareth dans une vidéo dédiée au sujet: « La texture de l'image peut s'apparenter à l'odorat et au toucher : on ne voit rien de particulier, mais dans l'ensemble, elle déclenche des émotions et des sensations tactiles »10. La surprise provoquée par l’iconicité élevée de la texture éveille des émotions chez le spectateur, comme l’explique Aarron Walter dans son livre Emotional Design,11 où il affirme que « la surprise amplifie notre réponse émotionnelle ». La texture suscite des sensations physiques familières, car comme le rappelle David Gareth, « la texture de l’image peut être d’origine environnementale, biologique ou humaine. De la même manière qu’une odeur ou un son, elle évoque des expériences sensorielles bien connues. »11 Dans le cas des typographies numériques réalistes, cette texture fait appel à nos besoins physiologiques et cognitifs en tant qu’êtres humains.
Cette approche répond à un besoin de présence physique, une tendance forte dans le design graphique actuel. L’ajout de texture sur ces —lettrines digitales— rapproche le spectateur d’une expérience quasi-physique, un retour aux sensations palpables, à la terre. C’est donc au sein de cette quête de tangibilité que la typographie numérique hyperréaliste s’ancre, L'impact de ces lettres réside dans leur texture familière, mais c’est leur iconicité élevée qui frappe véritablement, une caractéristique rendue possible grâce aux innovations technologiques qui ont permis d’atteindre un tel réalisme dans les typographies numériques.
3
3.1
L’avènement de l’ordinateur dans les années 1950 a marqué le début d’une ère où les outils numériques n’ont cessé de se développer. Avec des ordinateurs toujours plus puissants en termes de calcul, des logiciels de 3D avancés comme Blender ont vu le jour, permettant de produire des rendus hyperréalistes.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle (IA) représente une nouvelle révolution technologique.
C’est dans ce cadre que Anto Burmistrov a utilisé Adobe Firefly pour créer son affiche. Firefly permet de générer des images à partir de texte, tout comme d’autres IA génératives comme MidJourney ou DALL-E. Ce qui distingue Firefly, c’est sa capacité à travailler avec des bases de données visuelles respectueuses des droits d’auteur et à intégrer des références d’images personnelles, tant pour la forme (ex. : la typographie vectorielle “Pass the Heinz”) que pour le style (ex. : la texture du ketchup).
Burmistrov raconte : “J’ai créé les graphiques dans Illustrator {…} puis je les ai transférés dans Firefly.”
En alternant entre Illustrator et Firefly, Burmistrov a ajusté la forme de la typographie et affiné les prompts pour perfectionner la texture, jouant sur la lumière et les ombres afin d’obtenir un rendu presque photographique.
Après une quarantaine d’essais, il obtient un résultat parfaitement équilibré, entre réalisme et spontanéité. Le rendu du ketchup, d’une précision quasi photographique, renforce l’illusion d’une création manuelle alors que c’est une image numérique.
Le travail de Burmistrov apporte ainsi de la matérialité visuelle, même si ça reste une image numérique, la sensation de touché est tout de même ressentie, notre besoin de tangibilité est en partie satisfait.
Un autre exemple de processus créatif hybride est celui de Tina Touli.
Cette typographe a réalisé Toca Me( “touche moi” en espagnole) en 2023. Cette courte vidéo12 présente des mots se mêlant à des textures.
Ces textures ont été créées en amont, à partir de mélanges chimiques( plus developper, pour insister sur le fait que ce sont des textures palpables, réelles, puis filmée’). Les typographies ont elles été imprimé plus placer dans ces bacs de différents mélanges. Ces bacs apportent donc la matérialité visuelles que nous offre le projet. Dans un live Adobe, elle explique : “Ces choses étonnantes {matériaux du monde physique} nous les capturons à la caméra, et ensuite c’est le numérique qui fait la différence, ce qui permet d’en faire quelque chose.
La société, saturée par le numérique, cherche à renouer avec le monde physique, comme le montre le retour aux pratiques artisanales. En design graphique, cette quête d’authenticité se traduit par des visuels qui évoquent des sensations réelles, rappelant des textures et des matériaux naturels. Il ne s’agit pas de rejeter le numérique, mais de rééquilibrer son omniprésence dans notre quotidien. Les designers alternent entre analogique et numérique pour réintroduire un savoir-faire authentique, créant ainsi un design plus tangible, où l’utilisation réfléchie du numérique enrichit la création tout en reconnectant à l’expérience sensorielle réelle.
En mêlant innovation technologique et matérialité, le design offre une réponse à ce besoin croissant de renouer avec le tangible.
La Typographie Numérique Hyperréaliste
Mon École
Ésaat
École Supérieure d'Art Appliqués Textile
539 Av. des Nations Unies, 59100 Roubaix
Contacts
dufloteglantine@gmail.com
+33 6 13 96 90 41